Article publié dans le journal de SUD Éducation 95 de mars-avril 2016
L’école de la République revendique l’héritage du projet d’instruction publique de Condorcet au XVIIIe siècle, qui était la condition pour l’instauration du suffrage universel des citoyens. Elle ignore pourtant bien souvent qu’un autre courant éducatif a aussi contribué à la vitalité démocratique en France : le mouvement de l’éducation populaire, qui s’est développé dans le cadre d’institutions autonomes du mouvement ouvrier comme les maisons du peuple ou les bourses du travail.
L’opposition entre éducation populaire et instruction publique résidait dans le principe d’autonomie : l’instruction publique était hétéronome, contrôlée par l’État, et donc aisément instrumentalisée au bénéfice des classes possédantes, tandis que le développement d’une authentique éducation populaire présupposait l’auto-organisation des classes laborieuses en vue de leur accès au savoir, à la conscience et à l’émancipation.
SUD éducation-Solidaires est à la fois héritier du projet d’instruction publique, dans le cadre de l’école, et de l’éducation populaire, comme syndicat autonome de travailleurs lié à des mouvements d’éducation populaire (ATTAC). Or nous vivons actuellement des jours obscurs, et nous devons avoir le courage de faire le constat désagréable de la faillite des deux projets concurrents et complémentaires de l’instruction publique et de l’éducation populaire, en analyser les causes et proposer de nouvelles démarches d’émancipation.
La dernière séquence des attentats, du vote de l’état d’urgence et des élections régionales condense tous les problèmes. Nous sommes désormais pris en tenaille entre trois forces obscurantistes qui se légitiment les unes les autres en s’affrontant entre elles, mais qui s’opposent toutes aux idéaux émancipateurs des Lumières, notamment en visant l’école. Les intégristes de l’Etat islamique ciblent explicitement l’école française, dans leur revue Dar-al-Islam, en raison de sa laïcité et de sa visée démocratique. Les gouvernements néo-libéraux, instrumentalisés par les institutions financières et de plus en plus autoritaires, jusqu’à l’instauration scandaleuse de l’état d’urgence, visent le démantèlement méthodique de l’idée d’instruction publique, par l’étranglement budgétaire, la casse des statuts, les « réformes » incessantes qui désorganisent l’école, la mise en concurrence des établissements, les subventions publiques au privé, l’appauvrissement des programmes… Enfin, l’extrême droite, qui est responsable de l’assassinat de Clément Méric, membre de Solidaires-étudiants, pratique l’entrisme dans l’Education nationale, avec le collectif Racine, et ses idées commencent à s’y diffuser par divers canaux, notamment les collectivités locales (insultes de Robert Ménard contre un enseignant à Bézier, invitation par le conseil départemental des Yvelines de Dimitri Casali, pseudo-historien réactionnaire et bonapartiste, au nom de l’idée qu’il faut enseigner le roman national aux sauvageons…).
Quant à l’éducation populaire, si elle se maintient dans de nombreuses associations de quartier, force est de constater qu’après un dernier éclat dans les années d’après-guerre (il y a même eu brièvement un ministère de l’éducation populaire, bientôt regroupé avec le sport…), elle a perdu son élan avec l’effondrement du mouvement ouvrier et syndical, et qu’elle est en passe d’être étranglée financièrement par l’austérité budgétaire (nombreuses suppressions de postes dans les MJC).
Le constat de faillite ne tient pas qu’aux seules menaces et difficultés financières : c’est l’implantation électorale du Front national, la montée des intégrismes religieux et l’emprise croissante depuis quarante ans de l’idéologie néolibérale qui signent un échec beaucoup plus profond, dont les causes sont certainement multiples : démantèlement des services publics, chômage de masse organisé, bureaucratisation sclérosante de l’éducation nationale, propagande de masse, dérive co-gestionnaire des syndicats, ségrégation sociale et scolaire, etc.
Or il ne s’agit pas de nous lamenter sur notre sentiment d’impuissance face à l’ampleur des problèmes. Il est possible de reprendre à la base le long et patient travail de l’émancipation collective, en commençant par interroger et critiquer nos propres pratiques de l’émancipation.
Il faut reconnaître d’abord que le projet d’émancipation par l’instruction est intrinsèquement contradictoire. Le principe idéaliste de la conscientisation qui sous-tend cette construction est qu’il suffit d’apporter la connaissance au peuple pour qu’il accède à la conscience et se trouve ainsi émancipé. On reproduit ainsi la structure de domination dans un modèle de diffusion de l’expertise allant du sachant vers l’ignorant. Or il faut affirmer clairement qu’on n’émancipe pas les gens : seul le peuple peut s’émanciper lui-même dans une pratique coopérative et délibérative de recherche des savoirs et conditions nécessaires à son émancipation.
Ensuite, il n’est plus possible de continuer à opposer instruction publique et éducation populaire : il est grand temps que l’instruction publique devienne une part authentique d’un dispositif d’éducation populaire plus général, c’est-à-dire que l’école puisse mettre en acte les principes de l’autonomie et de l’autogestion, sans se voir constamment imposer des lignes politiques hétéronomes venues d’en-haut. Cela suppose d’inventer une démocratie scolaire qui soit effective, sur le principe de l’organisation des conseils ouvriers.
Enfin, le travail syndical, politique, éducatif des mouvements de la gauche émancipatrice, radicale ou révolutionnaire, a eu tendance depuis bien longtemps à se refermer sur des cercles de militants convaincus de plus en plus étroits, et de plus en plus impuissants à élargir la base. Beaucoup de partis ou syndicats ouvriers se sont bureaucratisés au point d’exclure de leur appareil hiérarchique les dominés qu’ils prétendaient représenter. Or on ne peut viser l’émancipation sans participation active des principaux intéressés.
Dans les années 30, Célestin Freinet a tenté de créer une école du peuple, partie intégrante de l’éducation populaire, sur des principes d’autonomie et de démocratie radicale. Il s’agissait déjà pour lui de lutter contre la montée des fascismes, avant d’entrer lui-même directement en résistance pendant la seconde guerre mondiale. Il est temps à notre tour de relancer un vaste mouvement de reconquête de l’hégémonie culturelle face à la victoire actuelle des idéologies réactionnaires.
Le syndicalisme Sud éducation-Solidaires, par son attachement aux principes d’autonomie, ses positions antihiérarchiques, ses proximités avec
les mouvements d’éducation populaire ou de critique pédagogique, est assez naturellement appelé à être l’un des pivots de cette lutte. Les champs d’action et d’intervention possibles sont immenses. Leurs seules limites sont en vérité celles de notre propre imagination, imposées par nos conditionnements idéologiques et nos formatages professionnels. On peut indiquer les pistes suivantes, qui n’excluent pas d’autres initiatives :
- Rubrique d’éducation populaire dans le journal de SUD éducation.
- Stages pédagogies alternatives et syndicalisme.
- Collectifs pour des établissements scolaires coopératifs et polytechniques.
- Conseils enseignants-élèves.
- Écoles des parents.
- Création d’universités populaires sur un modèle coopératif, dans tous les milieux sociaux en situation de repli communautaire, y compris les zones d’implantation du Front national.
- Réseaux et collectifs d’associations d’éducation populaire et de pédagogies alternatives.
- Réédition sur internet d’ouvrages de la pédagogie de l’émancipation (Freinet, Oury, Freire…)
- Bourses du travail articulant ces initiatives à d’autres courants des luttes d’émancipation : mouvement coopératif, finance alternative, SEL et AMAP, réseaux d’échanges réciproques de savoirs, etc.
Le syndicalisme doit certes garder ses objectifs propres de lutte et de défense des droits des travailleurs. Mais force est de constater qu’il n’y a pas de lutte et de défense efficace sans une dynamique sociale et culturelle élargie tendant à renverser l’hégémonie des idées réactionnaires dominantes. C’est pourquoi le syndicalisme doit enfin retrouver une assise populaire en s’associant toutes les fois que c’est possible à un tel projet d’éducation populaire.
Le syndicat SUD éducation, parce qu’il œuvre dans le champ scolaire, doit en outre appuyer autant que possible toutes les initiatives visant à ré-articuler le projet d’instruction publique à l’éducation populaire, pour remettre en cause la maîtrise hiérarchique des savoirs et leur diffusion verticale, et mettre en œuvre des pratiques coopératives d’émancipation.