S’il est une partie des enseignants dont on ne parle presque jamais, c’est bien celle que constitue les professeurs documentalistes. Vous savez, « la dame du CDI ». Car oui, cette créature étrange qui s’agite sous les tas de bouquins est enseignante. Créé en 1989, le CAPES de documentation, qui est l’un des plus difficiles à obtenir, ne garantit toujours pas à ses détenteurs de jouir d’une reconnaissance de véritables professeurs auprès de l’administration, mais parfois aussi des collègues…
Alors que l’Éducation aux médias est aujourd’hui servie à toutes les sauces et dans tous les discours, voyons comment sur le terrain sont traités ses principaux artisans.
Un statut d’enseignant-e au rabais et une pratique basée sur le système D
C’est un CAPES un peu particulier que celui de documentation. En effet, une fois en poste, vous devenez le seul professeur sans discipline (les débats existent cependant aussi dans la profession quant à son existence et son appellation : documentation, info-documentation, Sciences de l’Information et de la Communication…). Mais comme il n’y a pas de discipline, il n’y a pas non plus nécessairement d’heures d’enseignement, donc pas d’HSA, pas de corps d’inspection spécifique (nous dépendons des IPR-EVS), pas d’agrégation, pas de reconnaissance des heures de préparation de cours ou de correction de copies, ISOE et HSE en soldes, pas de reconnaissance officielle du temps de pondération REP + etc.
De même, faire une heure de cours par semaine ou 18 ne change rien au temps de travail dû dans l’établissement : c’est 30h ! C’est à croire que les cours donnés par les profs-doc ne fatiguent pas et ne nécessitent aucun travail ni en amont ni en aval.
Si les textes – lorsqu’ils n’omettent tout simplement pas de nous qualifier de professeurs – ont globalement réaffirmé notre rôle pédagogique, cela n’est jamais accompagné d’un cadrage permettant aux collègues de travailler dans des conditions analogues et ne permet pas non plus aux élèves de recevoir une formation minimale unifiée sur tout le territoire. Tous deux subissent une totale inégalité de traitement.
On pouvait pourtant s’attendre à des améliorations lorsque la circulaire de 2015 prévoyait :
Les « 30 heures [de service] peuvent comprendre, avec leur accord, des heures d’enseignement telles que définies au 1 du B du I de la présente circulaire. Chacune d’elles est alors décomptée pour la valeur de 2 heures ».
« Sont décomptées pour une heure de service d’enseignement :
-chaque heure d’accompagnement personnalisé en lycée ou en classe de 6e au collège »
Application des décrets n° 2014-940 et n° 2014-941 du 20 août 2014 circulaire n° 2015-057 du 29-4-2015).
Dans ce cadre que peu de professeurs documentalistes ont pour l’instant réussi à faire respecter, les traditionnelles heures d’Initiation à la Recherche Documentaire (IRD) ou d’Éducation aux Médias et à l’Information (EMI) ne pourraient être reconnues qu’à la condition de se placer sur le créneau d’AP d’un collègue. Mais ce dernier étant déjà compressé par les programmes…
On peut se dire que ce n’est pas demain la veille que les choses changeront car en ne conservant généralement qu’un poste par collège, on ne peut imaginer qu’un enseignant faisant 10 heures de cours d’info-doc et des EPI en plus doive fermer le CDI une fois les 30h effectuées.
Réforme du Collège : où est le prof-doc ?
Avec la réforme du Collège (dont l’alibi pseudo-pédagogique ne trompe plus grand monde), les 26h maximum prévues pour les classes de 6e permettent tout bonnement de supprimer le peu de classes que les profs-docs pouvaient encadrer seul-e-s. Le système D et la négociation directe avec le chef d’établissement étant nos seules armes au quotidien, certain-e-s limitent la casse en se positionnant sur l’accueil continu, d’autres sur les parcours ou uniquement sur des heures d’accompagnement éducatif. Certain-es ne font tout simplement plus cours.
Quasi absent des textes, le prof-doc voit toutefois une grande partie de ses thèmes d’enseignement disséminés dans les programmes des autres disciplines. Si l’on ne peut que
se réjouir du fait que l’éducation aux médias soit enfin prise au sérieux, cela laisse un arrière goût d’humiliation chez ceux qui en ont construit les fondamentaux tout en s’en voyant aujourd’hui exclus sur le papier. On pourra rétorquer qu’ils et elles ne sont pas exclu-e-s des EPI, de l’AP, ni empêché-e-s de faire de l’interdisciplinarité, mais quel autre prof se voit-il ainsi obligé de prouver son expertise et pareillement réduit dans sa liberté pédagogique ? (choix des méthodes, possibilité de monter une progression et un cadre de travail à l’année etc.) Selon l’enquête 2016-2017 de l’APDEN1, seuls 20 à 25 % des enseignant-e-s auraient pu faire valoir ce droit. Plus grave encore, l’association relève une baisse du volume d’heures hebdomadaires enseignées de 30 % sur les deux dernières années ainsi qu’une baisse de 10 points de pourcentage du nombre d’heures effectuées dans leur domaine d’enseignement2.
Le prof du futur ?
Le paradoxe dans cette histoire, c’est que la réalité du prof-doc d’aujourd’hui est peut-être celle du prof de discipline de demain. En effet, la plupart de ses acquis, il doit les négocier localement et résister parfois aux pressions du chef d’établissement. Par exemple, le cas évoqué ci-dessus d’un investissement pédagogique fort ne fait pas modèle dans les établissements car beaucoup de directions vont sensiblement influer sur notre réalité quotidienne :
- Refus d’un nombre d’heures d’enseignement jugé (à sa convenance) trop important afin de prioriser l’accueil des élèves de permanence
- Maintien ou suppression des heures d’IRD ou d’EMI
- Intervention sur le contenu pédagogique enseigné. Certain-e-s se les voient refuser car leurs cours ne sont pas jugés convaincants (!) et soumission de notre projet pédagogique via le vote de la politique documentaire par le CA
- Imposition d’un mode d’évaluation (cas recensé où l’approche par compétences l’a été par exemple)
- Imposition de la gestion des manuels scolaires
- Gestion unilatérale des fonctions et missions du CDI sans consultation : politique documentaire, CDI envisagé comme salle informatique bis ou permanence bis, aménagement du parc informatique du CDI selon des besoins définis par le haut, convocation aux jury d’épreuves orales du Brevet ou à des surveillances ou pas, déblocage d’un budget adapté ou pas etc.
La relation avec le chef d’établissement conditionne donc fortement la réalité du métier et cela pourrait bientôt être la réalité de tous les collègues enseignant-e-s si la forme d’autonomisation des établissements prônée par les libéraux de gauche et de droite continue de se développer.
Parmi les freins à un développement sérieux d’une identité professionnelle, ce sont aussi les inspecteurs IPR-EVS pour qui nous sommes souvent la 5e roue du carrosse et qui font la pluie et le beau temps sur les CDI en interprétant les textes à leur guise. Certains accepteront par exemple que nous fassions un EPI avec un collègue et d’autres non sous prétexte que ne représentant pas une discipline, nous ne pourrions garantir le caractère interdisciplinaire de l’EPI ! Certains IPR auront des exigences relatives à la gestion documentaire, d’autres d’ordre pédagogique (ce qui notons-le n’est pas courant!) etc.
Le CDI, c’est aussi pour l’administration le cheval de Troie de la politique de développement du marché numérique toujours sous couvert d’« innovation » pédagogique. Étant depuis longtemps partisans des pédagogies actives et de l’utilisation des outils numériques, les professeurs-documentalistes sont perçus comme les bonnes poires qui pourraient accepter de cautionner des dépenses en informatique uniquement calquées sur les besoins du marché.
Dans ce cadre, tout ce qui peut se brancher au réseau est « innovation » : les serious games, les logiciels (plus ou moins éducatifs et relevant parfois franchement du pavlovisme), l’introduction des tablettes numériques etc. La réflexion sur les usages possibles et les bénéfices est parfois inexistante mais on attend tout de même des profs-doc qu’ils et elles en fassent l’aveugle promotion sous prétexte que les médias sont leur objet d’étude.
Ainsi, les professeurs-documentalistes se sentent aujourd’hui toujours aussi isolé-e-s dans leur établissement. Beaucoup souffrent de leur incapacité à remplir correctement leurs missions tant elles sont nombreuses, lourdes et diverses (pédagogie, gestion documentaire, ouverture culturelle). Cet isolement est d’autant plus difficile à supporter que dans beaucoup de collèges et lycées, la relation avec les chefs d’établissements est primordiale pour assurer des conditions minimales. Il ne faut donc pas faire de vagues si l’on souhaite travailler correctement !
Il semble donc indispensable de prendre enfin au sérieux les professeurs-documentalistes en recrutant un nombre d’enseignants suffisant pour :
- Porter à deux le nombre de postes par établissement
- Permettre d’inclure dans l’emploi du temps des 6e les cours d’IRD ou d’EMI et ouvrir ces enseignements aux autres niveaux
- Autoriser la participation aux EPI avec un seul autre collègue ainsi que des séances menées par le ou la seul-e professeur-documentaliste
- Nous reconnaître une réelle expertise dans le domaine de l’information-communication dans les programmes
- Garantir dans la circulaire de mission actuellement en cours de rédaction l’équilibre de nos missions (la gestion ne doit pas primer sur le pédagogique et les missions d’enseignement explicitées).
- Détacher l’inspection IPR-EVS des professeurs-documentalistes
- Pour une véritable formation à la maîtrise de l’information et à la critique des médias dispensée dans des conditions acceptables, les professeurs-documentalistes et leurs collègues doivent se mobiliser car sans cela, il y a fort à parier que la mascarade continue pendant un bon moment…